Psychopathologie de la paranoïa
Ariane Bilheran

présenté par Katia Varoqui
Ariane Bilheran est une ancienne élève de l’Ecole Normale Supérieure. Elle a un CAPES de lettres classiques, un master de philosophie morale et politique et un doctorat de psychopathologie où elle a étudié le vécu du temps dans la psychose.
Elle s’est d’abord professionnalisée dans l’enfance maltraitée puis dans la souffrance au travail.
En 2017, elle s’est positionnée en alertant sur les textes internationaux portant sur les « droits sexuels » des enfants, et « l’éducation sexuelle », qu’elle a qualifiés d’imposture scientifique car ils se réfèrent essentiellement aux travaux d’Alfred Kinsey.
Dans « Psychopathologie de la paranoïa », paru chez Armand Colin en 2016, Ariane Bilheran décrit les mécanismes de la psychose paranoïaque à plusieurs niveaux : individuel, familial, groupal et sociétal.
La paranoïa est une psychose qui toucherait de 0,4% à 3% de la population, mais ces chiffres sont probablement minorés, notamment parce que c’est la pathologie de l’hyperméfiance et de l’hypercontrôle de l’image dans le champ social.
Le sujet interprète la réalité avec une certitude absolue, notamment parce qu’il dénie le réel et l’altérité, et il ne présente pas d’affaiblissement intellectuel.
Freud rangeait dans la paranoïa le délire de persécution, l’érotomanie, le délire de jalousie et le délire des grandeurs.
Comme les autres psychoses, la paranoïa relève du stade oral, qui est le moment des angoisses de dévoration, d’abandon et de persécution, le moment du Surmoi archaïque et celui du Moi Idéal.
Le paranoïaque serait hanté par deux éprouvés majeurs : celui du deuil dit originaire de la symbiose à la mère qu’il ne parvient pas à accomplir (car il ne l’a jamais vécue) et celui de la culpabilité qu’il ne peut assumer tant son Surmoi est sévère.
Hanté par son intime, le paranoïaque envie et veut absorber celui des autres.
Il gère sa culpabilité en s’en clivant et en la projetant sur le monde extérieur qui devient coupable de le persécuter.
Ses victimes et ceux qui les défendent deviennent les méchants de son monde qui est complètement inversé.
Ariane Bilheran a observé que la pathologie paranoïaque manifeste souvent le symptôme d’une culpabilité ancestrale enfouie, par exemple celle de familles s’étant enrichies sur la colonisation, l’esclavage ou des crimes mafieux et que le paranoïaque évoque aussi très souvent, sans la ressentir, une culpabilité personnelle fantasmée, comme la mort accidentelle d’un petit frère, ou réelle, comme la trahison d’un ami.
Dans ses relations, le paranoïaque croit d’abord à une symbiose et idéalise fortement, ceci jusqu’à ce que l’autre se révèle autre et devienne ainsi persécuteur.
Le paranoïaque vit dans le temps cyclique de la psychose, et considère l’espace comme de l’espace à conquérir.
Comme le pervers, il manipule et instrumentalise l’autre. Comme lui, il est dans la démesure narcissique et la conscience de ses actes. Mais les deux divergent dans le fait que le pervers vit dans un monde froid où il jouit d’utiliser les autres et de détourner la loi à son profit, alors que le paranoïaque vit dans la peur.
La seule place qui rassure le paranoïaque dans un groupe c’est leader, mais plus la société lui conférera du pouvoir plus il en abusera.
Ariane Bilheran nous dit que de tous temps la paranoïa a dirigé le monde et créé les tyrans.
Le paranoïaque sait convaincre son auditoire, qu’il soit réduit à un individu ou expansé jusqu’à une foule, par son érudition et sa conviction. Il utilise largement les émotions pour manipuler, essentiellement la peur et l’empathie.
En psychotique, il accède à l’inconscient de l’autre et manipule d’autant plus aisément.
Les Grecs déjà avaient pointé que le théâtre, par la catharsis, avait une valeur politique pour soulager les citoyens de leurs émotions et permettre qu’ils soient moins manipulables. De même, ils avaient pensé et décrit les termes d’un discours juste, alors que le paranoïaque utilise une sophistique pleine de fausses alternatives et de slogans que chacun interprète à sa guise.
Il sidère également par un discours plein de clivages et de paradoxes.
Didier Anzieu et Wilfred Bion, qui ont travaillé sur le groupe et son fonctionnement inconscient, ont pointé que tout groupe demande à être protégé par le leader dont il dépend et que lorsque le groupe subit une fragilisation narcissique, comme une crise économique, un fort sentiment d’insécurité peut aboutir à mettre en place un paranoïaque, qui s’entourera de pervers. Ce risque est d’autant plus fort avec les sociétés qui se sont rendues réellement coupables dans leur histoire mais ont préféré le dénier. Ainsi la France qui a entretenu le mythe d’avoir gagné la seconde guerre mondiale et qui a beaucoup colonisé.
Le leader paranoïaque sait fasciner les foules en proposant un nouvel ordre, une nouvelle réalité, où rien ne sera jamais plus comme avant, où l’humain sera transcendé dans un « homme nouveau » sans intime, dans une ultra dépendance au leader paranoïaque seul susceptible de savoir ce qui est bon pour la masse.
Il manipule grossièrement le peuple par la terreur, mais aussi par des promesses de sécurité absolue, il infantilise le peuple.
Il disqualifie les experts qui pourraient le démasquer et encourage le règne de l’opinion déjà dénoncé par Platon.
Les rapports humains sont transformés en des rapports d’objets, désincarnés et désaffectivés, les humains sont interchangeables et seuls les rapports de type monétaire sont sacralisés, comme lorsque l’on réduit 20 % des effectifs d’une entreprise pour qu’elle croisse, ou bien, en pratiquant la logique paradoxale, lorsque l’on détruit le code du travail et les acquis sociaux pour soi-disant protéger le travail et les salariés.
En même temps un discours grandiloquent est asséné. On nie la mort et la maladie, on célèbre le culte du héros ou de son allégorie : « justice » « vérité » « monde libre » « civilisation évoluée ».
Bien qu’elle soit une pathologie du pouvoir essentielle à comprendre, Ariane Bilheran remarque que la paranoïa n’est pas aussi médiatisée que la perversion narcissique et qu’il est important de l’étudier.
J’ai beaucoup aimé ce livre et l’engagement sociétal de son auteur.
J’ai particulièrement apprécié le point de vue littéraire, historique et éthique d’Ariane Bilheran.
Conjugué à sa grande pratique du harcèlement en entreprise et de l’enfance maltraitée face à l’institution, elle propose des vignettes qui permettent d’approfondir des notions déjà connues.
Ses références psychanalytiques d’auteurs plutôt lacaniens m’ont parfois mise en difficulté mais m’ont enrichie.
Bien que les paranoïaques ne consultent pas en cabinet privé, les orientations qu’elle donne pour les soigner : le cœur à cœur, le partage émotionnel, l’évitement des interprétations, l’encouragement à la production artistique, la supervision impérative, adhèrent complètement à la posture thérapeutique enseignée dans notre école.