Le temps de la conscience n’est pas le temps de l’inconscient
Marie-Elisabeth RUVILLY
Intervention lors du colloque de l’Ecole Aide Psy janvier 2022
J’aimerais commencer par le conte de Barbe Bleue… construit comme un thriller…
Vous connaissez tous cette histoire d’un homme avec une barbe si noire qu’elle effraie tout le monde, et malgré son immense fortune, elle dissuade les jeunes femmes de l’épouser.
Jusqu’au jour où l’une d’elles accepte. Elle invite ses amies à une grande fête d’où son mari est absent. Avant de partir, il lui a confié les clés de toutes les pièces de l’immense demeure, où elle a le droit d’aller, sauf une. Mais elle, curieuse, et bravant l’interdit, découvre que cette salle contient les cadavres de 7 femmes. Sidérée, elle laisse tomber la clé qui se tache de sang et qui la trahit lorsque son mari revient. Elle est sauvée de la mort in extremis par ses frères qui tuent Barbe Bleue.
Pourquoi j’évoque ce conte ? Eh bien parce qu’il me semble illustrer la notion de temps différents que je vais développer : à savoir que le temps de l’inconscient n’est pas celui de la conscience. Dans le conte, nous avons le temps où les meurtres ont eu lieu (dont on ne sait rien) et celui où sa femme le découvre.. Barbe Bleue a beau essayer de masquer son meurtre, et il y a cette barbe, comme un marqueur de sa faute, qui le tient éloigné des activités humaines, des relations affectives, et à un moment donné, il semble qu’il n’y tienne plus, et sous couvert, d’une interdiction, il lui confie en réalité la mission de découvrir la vérité, la clé de la « solution ». il a donc besoin de quelqu’un pour mettre au jour son forfait.
Notre psychisme est ainsi confronté à deux sortes de temps : le temps de la conscience, qu’’on pourrait dire linéaire, fondé sur l’expérience de la vie .. et une autre forme de temps, circulaire, qui est celui de l’inconscient. Le temps de l’inconscient.
1/ Le fonctionnement de la vie psychique
La vie psychique est constituée de la partie consciente, partie émergée de l’iceberg, et de toute une partie inconsciente.
Dès le début de n/existence, nos expériences vont s’inscrire en nous , soit sous forme de souvenirs conscients, soit sous forme inconsciente.
Cette partie inconsciente qui va nous occuper aujourd’hui en relation avec le temps qui lui est associé. Inconscient qui correspond en grande partie au Ça..( le Es de Freud.)
Qu’est-ce que le Ça ? Si l’on en croit Freud, il est le réservoir des pulsions.
Mais pas seulement. Il contient aussi, et c’est ce qui va m’intéresser aujourd’hui.. les traces mnésiques perceptives.. les traces de la rencontre du sujet avec l’objet.. ce qu’’il appelle la matière première psychique. Tout ce que le sujet a passé aux oubliettes, principalement parce cela avait un caractère trop ancien, ou parce que ça présentait un caractère non assimilable par le sujet conscient. Freud compare notre appareil psychique à une ardoise magique qui garde en mémoire toutes les traces des expériences vécues. Comme un palimpseste. Barbe Bleue a beau enfermer les cadavres de ses femmes, elles sont toujours là !
Cette matière première a deux caractéristiques : elle est hypercomplexe, hypercondensée et elle est énigmatique. Elle n’est pas intégrée au Moi conscient, le sujet n’est pas conscient de ce qui se passe en lui, et qui agit à son insu.
- Hypercomplexe, parce que multisensorielle, et multiperceptive. Multipulsionnelle. Elle ne fait pas la différence entre le dedans et le dehors, entre le moi et le non-moi.
- Et elle est énigmatique, justement parce qu’elle est hypercondensée.
- Et tout ce qui est énigmatique et complexe représente une menace de désorganisation pour le Moi, pour le sujet. Cela est cause d’une insécurité permanente. (C’est l’histoire d’Œdipe qui rencontre la Sphinge. Cette dernière pose une énigme aux hommes qui veulent entrer dans Thèbes et ce n’est que parce qu’il a su répondre qu’Œdipe a la vie sauve).. L’énigme est potentiellement mortelle ! comme la menace que fait peser sur la jeune femme la problématique de Barbe Bleue.
- Donc, tout le fonctionnement psychique va consister à ce que le sujet conscient se reconnaisse comme sujet de ce qui se passe en lui.. Freud dit « Wo es war soll ich werden ». Là où était le Ça, le Moi doit advenir.
- Il y a donc nécessité d’un véritable travail de transformation, de digestion de ces traces des expériences passées non intégrées pour les intégrer au Moi. C’est le travail de symbolisation.
2/ Comment cela va-t-il être possible ? Le travail de symbolisation
La première des conditions, c’est le temps. Un second temps. Toutes nos expériences nécessitent un deuxième moment, puisque, comme dit Green, le temps où ça se passe n’est pas le temps où ça se signifie.
Nous conservons une trace de tous les moments significatifs de notre histoire. Si la plupart du temps, les événements sont conservés, ils sont en même temps réinterprétés après coup. En fonction de l’évolution notre subjectivité, de notre compréhension du monde, et de l’évolution de notre monde pulsionnel. Cela signifie le nous transformons après coup le sens de ces traces.
Quelque chose était déjà là depuis longtemps et s’éclaire ou change de sens en fonction d’une expérience plus tardive. Ce qui évolue, ce ne sont pas les événements du passé que le sens que nous lui conférons. Et pour paraphraser Bion, nous transformons les éléments β en éléments α. Sinon, cela reste sous la forme problématique d’éléments ώ.
Dans la psyché rien ne se perd, tout tente de se transformer. Donc de se réactualiser sans cesse. Pour s’intégrer dans la progression de notre maturation.
Pour cela, on va utiliser le transfert. C’est-à-dire le déplacement de la situation historique dans la situation présente .. et nous transférons tout le temps et partout.
Donc, en résumé, nous abordons le présent en fonction de ce que fut notre passé et des schèmes qu’il nous a permis de construire. (temps linéaire) et d’un autre côté, nous réinterprétons le passé, ou du moins une partie, en fonction de ce que le présent nous apprend.( Temps circulaire)
Cette transformation échoue parfois. Le trauma reste figé, fixe. C’est un point de fixation. Parce qu’il n’arrive pas à recevoir un sens qui le rend intégrable, donc susceptible d’évolution. Il ne permet pas la symbolisation. Donc il tend à se répéter tel quel. (on voit dans le conte que le meurtrier a déjà frappé 7 fois !)
Quand une expérience traumatique n’a pas pu être transformée à 10 ans, ni à 20 ans, ni à 40, quand on n’a pas eu la chance de la mettre en travail, elle reste sous la forme d’un point de fixation. Le passé va se représenter au sujet , parce qu’il est soumis à la compulsion de répétition. Le passé fait retour. Les expériences qui se répètent sont les plus archaïques, celles d’avant le langage, comme le dit Freud, du fait de la faiblesse de la synthèse.
Et ce sont elles qui sont les plus susceptibles de provoquer des symptômes psychologiques et somatiques. Car ces solutions consistent à épuiser une partie de notre appareil psychique pour tenter de juguler la répétition des expériences traumatiques. Freud parle de glaciation. Le sujet a des zones gelées. Il gèle ses processus affectifs, ses élans pulsionnels, toute modalité d’activation qui risquerait de venir réveiller des parties radioactives de lui-même qui n’ont pas reçu de statut psychique convenable.
Et parfois, il porte même des traumas encore plus anciens, transgénérationnels, car comme le dit Freud, on hérite de l’inconscient de ses parents. (Dans l’histoire de Barbe Bleue, notons qu’on ne sait rien des meurtres et de leur(s ?) auteur(s). est -ce un serial killer ? est-ce un héritage d’un ancêtre ? de plusieurs ? )
III – le temps de la cure Rêve Éveillé
Le travail du clinicien consiste donc à aider le patient à réactualiser le passé pour que ça s’intègre. En lui permettant de transférer, d’une part sur lui, et d’autre part sur le médium malléable que constitue le RE, les situations problématiques antérieures, en les réactualisant, dans des conditions de sécurité suffisantes pour que le patient n’ait pas à gérer deux dangers : l’un venant de l’extérieur, (par exemple un thérapeute jugeant, impatient, ou séducteur) et de l’intérieur, (les expériences douloureuses qui font pression pour revenir).
Mais un point essentiel dans le travail de symbolisation, c’est que la psyché ne peut pas travailler sur de grandes quantités d’excitation sous peine d’être désorganisée. Il est donc fondamental de réduire la quantité d’excitation , donc, de la travailler fragment par fragment. On comprend pourquoi il faut du temps. Parfois beaucoup de temps. Pour éroder peu à peu les contre-charges que le patient a mis en œuvre pour éviter le retour du trauma.
Les temps de la cure. Comment ça fonctionne ?
- Le déplacement. Sur le thérapeute, ou chez nous, sur les deux : le thérapeute et le RE.
Métaphoriser, c’est porter en déplaçant.. On déménage quelque chose de notre réalité psychique dans l’autre (les figures du RE) et l’autre nous renvoie quelque chose de similaire, mais pas le même .. EF, il nous réfléchit quelque chose en nous signifiant qu’’il nous le réfléchit. Comme la mère avec son E.
Donc :
- J’immobilise quelque chose de l’expérience, dans des conditions de sécurité suffisantes.
- je la présente à l’autre sujet,
- et je me le re-présente car il m’est renvoyé, pour que je puisse le métaboliser.
Et cela peut durer longtemps. Car, comme le dit René Roussillon, on peut continuer à symboliser toute sa vie..
Alors, dans le conte, la jeune femme découvre d’un coup, la situation antérieure. On pourrait dire que l’inconscient a été effracté, il lui faut donc un long temps avant que la situation se rétablisse et trouve une issue positive (tout le temps où elle interroge sa sœur qui guette la « solution »).
En conclusion, on peut dire que le temps de l’inconscient est un temps circulaire, car tout ce qui n’a pas reçu de statut psychique convenable fait immanquablement retour.
Et si on veut pouvoir métaboliser les expériences non intégrées, il est nécessaire de les re-présenter à la conscience sous une forme métaphorique.
Et cela prend du temps, car ça ne peut se faire que peu à peu. Pour faire émerger les cold cases, et les résoudre, comme un Sherlock Holmes qui tente de retourner sur les lieux du crime pour dénouer les énigmes en suspens. Et là, comme on l’a vu, la notion de patience est essentielle. A la fois pour le patient lui-même et pour le thérapeute qui pourrait parfois perdre patience devant la longueur de la cure.