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Les arabesques du temps

Par 23 février 2022Aucun commentaire

Les  arabesques  du  temps

Valérie Larose, Psychanalyste Rêve éveillé
Colloque de l’École AIDE Psy, janvier 2022

 

Aujourd’hui, ce n’est pas de l’espace mais du temps dont il va être question. L’autre grande dimension de notre univers. Sujet tellement vaste d’ailleurs qu’il ne saurait être question de tout embrasser en une journée, mais plutôt d’amorcer des pistes de réflexion afin de s’interroger sur une donnée tellement familière, tellement évidente, qu’elle pourrait passer inaperçue.

Voici donc quelques réflexions qui me sont venues. Quand j’ai commencé à réfléchir à ce thème du temps, l’image qui m’est venue était celle d’un océan. Quelque chose de vaste, d’immense, qui s’étendait à l’infini. La difficulté était donc de trouver par où l’attraper. Il me fallait par conséquent problématiser, trouver un axe qui m’intéresse.

Au départ je pensais intituler cet exposé « Les paradoxes du temps », parce que l’idée était de s’apercevoir que le temps pouvait à la fois être un ennemi et un allié du travail thérapeutique. Mais d’une part ce titre évoquait un peu trop les paradoxes temporaux très utilisés en littérature ou au cinéma, style « Retour vers le futur ». Et, d’autre part, la vision que je pouvais avoir du temps s’est aussi complexifiée à mesure que j’avançais dans cette étude.

La représentation communément admise dans notre société, notre culture, est celle d’un temps linéaire, qui s’écoule de gauche à droite. Une frise historique, au moins depuis la tapisserie de Bayeux, raconte l’histoire comme une ligne droite sur laquelle les différents épisodes se succèdent. Mais toutes les cultures n’ont pas cette même figuration. On sait bien qu’elle est différente pour les Indiens d’Amérique, les aborigènes d’Australie, ou bien en Afrique. Et même chacun d’entre nous a ses propres images, sa propre forme du temps. En ce début d’année par exemple, chacun a sa façon d’envisager les mois à venir : une ligne droite, une roue du temps, une montée puis une descente, ou l’inverse.

Qu’en est-il donc pour le temps de la cure ? Freud adhérait à la conception linéaire du temps. André Green, lui, propose la métaphore  d’un arbre du temps, et la notion de temps éclaté. Dans notre école, nous avons coutume de dire que le mouvement de la cure est un mouvement en spirale. Quant à moi, l’image qui m’est venue, c’est celle d’arabesques. Les arabesques du temps. Ce mot rend bien compte des allers et retours, des circonvolutions, des boucles, des « entrelacs plus ou moins complexes » (définition du dictionnaire), du dénouement progressif des nœuds au fur et à mesure de l’avancée du voyage en thérapie.

Le temps est présent dès le début de la cure. Ne serait-ce que par la question fréquemment posée par le patient, souvent dès la première séance : combien de temps cela va-t-il durer ?

 

La thérapie s’inscrit dans le temps. Elle a un début, et elle aura une fin :

  • 10 séances maximum pour la TBSI (Thérapie Brève Self Inductive) ;
  • 3 à 5 ans pour la PRE (Psychanalyse Rêve Éveillé), inscrit dans le long terme, la durée, « on a le temps ».

La cure interminable est un aléa, ce n’est pas la règle. Et cette finitude établie dès le départ est rassurante. Fin naturelle au bout du processus, fin prématurée par suite des aléas de la vie, de l’impatience, du degré de satisfaction et du but recherché,  mais moment où ça s’arrête. Thérapeute et patients ne sont pas liés pour l’éternité, dans un rapport de sujétion, de dépendance, qui serait mortifère. La promesse d’une fin est donc paradoxalement aussi une promesse de séparation et donc de vie.

Une de mes patientes a un peu de mal avec la notion de temps, et par exemple elle commence beaucoup de choses mais ne finit rien. Elle  me rapportait récemment que sa mère lui répète régulièrement : « On ne fait pas des enfants pour qu’ils s’en aillent ». On peut comprendre à quel point la perspective d’une fin, savoir que je n’allais pas la garder pour moi éternellement,  a été rassurante pour elle !

D’emblée se pose le paradoxe de la temporalité. D’un côté, la perspective de la fin est plutôt anxiogène d’habitude, ramène au temps qui passe, à la mort, à la castration, et pourtant là c’est plutôt le côté rassurant de la castration, de la séparation, qui est convoqué.

A l’intérieur de la cure, chaque séance est elle-même délimitée. Comme si chaque séance formait une boucle en elle-même,  un temps suspendu par rapport à l’extérieur, mais lui-même scandé, mesuré, délimité :

  • en TBSI (Thérapie Brève Self Inductive) pendant les premières séances, le temps de la demande, celui de la nouvelle expérience… séances découpées, scandées ;
  • en PRE (Psychanalyse Rêve Éveillé) , à l’intérieur du temps de séance, le temps du rêve, le rêve éveillé.

Lui aussi avec un début et une fin nettement marqués, les fameux guillemets. Comme une petite boucle à l’intérieur de la boucle de la séance, elle-même incluse dans la plus grande boucle de la cure.

Avec entre chaque un temps libre, qui peut être un temps de détricotage, de résistance, de frein, mais en même temps on s’aperçoit que c’est la plupart du temps un temps de maturation nécessaire, de digestion.

Là encore un paradoxe, le temps peut être un ennemi, ou bien un allié. Et en fait paradoxe parce qu’il est les deux à la fois.

Plus en détail : la Psychanalyse Rêve Éveillé, qui est ce que je connais le mieux.

A partir de la séance contrat, du changement de setting, thérapeute et patient entrent donc dans un autre temps, un autre rythme, plus lent, sur le long terme.

Ce qui n’est pas toujours bien supporté, par le patient bien sûr, mais aussi parfois par le thérapeute, qui aimeraient bien que ça « aille plus vite ». Qui n’a pas entendu ces doléances de patients : ça n’avance pas, rien ne change, je tourne en rond, comment je me sors de ça ? Qui peut entraîner chez le thérapeute la tentation d’aller plus vite (Ferenczy) mais risquer par là un Contre-Transfert agi.

Comme s’il fallait se débarrasser d’un passé encombrant. Ce passé qui pose problème, qui a été douloureux (évènement effractant et/ou répétition traumatique), il faudrait en faire table rase, le rejeter le plus loin possible, faire comme s’il n’avait jamais existé. Fast thérapie, bien dans l’air du temps. Aller vite, toujours pressé, ce qui se comprend, fuir la douleur. Mais temps de cicatrisation ingrédient nécessaire, apprivoiser la lenteur, et c’est ce temps qui va être guérissant.

A travers plusieurs aspects :

  1. Le temps délimité des séances, leur régularité, ainsi que celle des Rêves Éveillés, répété mois après mois, permet à beaucoup d’introjecter le rythme qui leur a manqué. Rythme, répétition, qui vont se superposer à la compulsion de répétition, pour devenir synonyme, expérience, de fiabilité, et ainsi réparateur. On a bien vu l’échec des séances à durée variable, qui augmentaient la dépendance du patient à l’égard de son analyste. Introjection de la durée du rêve éveillé, par exemple. Patiente qui s’arrête toujours au moment où je vais signifier la fin du Rêve Éveillé.
  2. L’anamnèse qui réinscrit la personne dans le temps, dans l’histoire familiale, dans sa propre histoire. Remonter aux origines peut aussi faire échec au fantasme d’auto-engendrement. En plus de mettre en lumière une éventuelle compulsion de répétition.
  3. La cure ne suit pas une progression linéaire. Déjà, retrouver le souvenir du traumatisme, ou l’impact du traumatisme, passe souvent par bien des tours et des détours. Il va s’agir tout d’abord d’une émergence de souvenirs péri-traumatiques, avant que l’effraction ne se révèle.

Ce qui est flagrant dans les Rêves Éveillés. Des évènements que l’on peut subodorer, entr’apercevoir, dès le premier Rêve Éveillé, vont souvent mettre des mois, voire des années, pour être conscientisés.

Ce n’est pas une progression linéaire non plus en termes de stades de développement. Avant de dénouer une problématique œdipienne, par exemple, il va sans doute falloir faire quelques détours vers des périodes plus précoces.

Ni dans l’avancée de la cure : flash-backs, allers et retours, boucles à dénouer, stagnations dans des sortes de capsules temporelles, comme des temps de maturation avant le déclic, le moment tournant, puis vient encore la période de perlaboration. L’intégration, l’appropriation, ne peuvent s’opérer elles aussi que petit à petit, progressivement. On parle bien à ce sujet de digestion.

  1. Règle fondamentale et attention flottante (même chose avec le Transfert, réactualisation du passé). Processus primaires, laisser affleurer l’inconscient. Qui lui ne connaît pas le temps. Freud a postulé dès le départ l’intemporalité de l’inconscient. On pourrait dire aussi que dans l’inconscient cohabitent plusieurs temporalités.

Donc passé et présent vont émerger, au fil des associations d’idées. Et surtout des rêves éveillés. Et on va voir à quel point le passé est à l’œuvre dans le présent.

Dans les RE, le temps est plus élastique, tout est possible. Le temps peut se figer, s’accélérer, revenir en arrière, aller dans le futur, faire des sauts dans le temps.

Il est très fréquent de trouver dans les rêves éveillés quantité d’anachronismes : passé et présent se superposent, se télescopent, s’entremêlent. Une bonne illustration en est donnée par les Rêves Éveillés du début, lorsqu’une image de départ est proposée. Par exemple la préhistoire, où il arrive souvent que dinosaures et humains par exemple se rencontrent.

Et c’est ce qui se passe dans le Rêve Éveillé de Janine :

Rêve Éveillé n°3

« Des dinosaures. Il y a des dinosaures, et des êtres humains. Je vois des dinosaures avec de grosses pattes, ils ont des griffes. Ils font du mal aux êtres humains, ils leur donnent des grands coups de griffe. Les êtres humains sont apeurés, courent, et les dinosaures courent derrière. Ils ont peur. Du coup ils courent, ils courent, ils courent. Y’a des enfants aussi.

Ils sont comment ? Pas beaucoup vêtus. Ils courent. C’est de la terre mélangée à du sable, ils courent sur de la terre battue, il fait chaud, ils ne sont pas beaucoup habillés. Il y a un homme, une femme, et un enfant. Petit, 2-3 ans.  […]

Les dinosaures ? Ils sont très grands. […] Y’a des dinosaures et des troupeaux aussi. Un peu comme des bisons. Ils courent tous ensemble après les êtres humains. Ils vont très, très vite. Je les vois d’en haut d’un arbre.
Et puis, là, ça y est, ils ne courent plus (les êtres humains), ils n’en peuvent plus, ils sont éreintés, ils se sont écroulés. Les dinosaures, les bisons, leur ont passé dessus. Je regarde, je me demande si ils sont vivants encore après. Ou pas. En fait les parents sont morts. Et le petit garçon est vivant parce que la mère l’a protégé, l’a mis en-dessous. Je descends de mon arbre, il pleure, je vais le voir, je lui prends la main, et puis on s’en va, on marche et puis on s’en va. »

Je vous parle de Janine parce qu’elle est très concernée par cette thématique du temps. Elle est par exemple complètement engluée dans la compulsion de répétition. Ses grands parents paternels étaient juifs, seuls survivants de leurs familles respectives, qui ont été raflés, déportés, exterminés. Tragédie tellement absolue que tout ce qu’elle a pu vivre enfant se retrouve enseveli sous cette chape de douleur. Ses chagrins d’enfant ne pèsent pas lourd face à l’intensité de ce qui a été vécu par ses grands-parents, par sa famille. Et en même temps on n’en parle pas, elle a découvert tout ça lorsqu’elle avait 16-17 ans. Comme si elle était hantée par des fantômes en permanence. Elle dit par exemple que lors des réunions de famille elle avait l’impression d’un nuage gris qui planait au-dessus de la table, de l’assemblée.  Le traumatisme familial occultait son vécu personnel,  jusqu’à inhiber le processus même de la pensée. Dyslexique, dyscalculie. Tout s’embrouille dans sa tête.

A la séance 6, elle dit qu’en fait sa famille a arrêté le temps. Ils sont restés fixés à cette période de traumatisme. Ils n’ont rien réglé, fait aucun deuil, au contraire ils ont transmis aux générations suivantes ce qu’ils n’ont pas réglé. Et elle-même, elle se met toujours en salle d’attente.

Une partie du travail avec elle consiste donc séance après séance à l’aider à sortir de sa salle d’attente, à remettre le temps en marche, à laisser le passé là où il est, laisser les morts enterrer les morts, et reprendre, continuer son propre chemin.

Par exemple, Rêve Éveillé n°2, les gens s’entretuent :

« C’est un peu horrible ce que je vois. Ce sont des gens qui s’entretuent. Des gens qui ont des épées et qui guillotinent des gens dans la rue. Ils leur coupent le cou, il y a du sang partout. Comment sont ces gens ? Ils sont habillés avec des costumes gris d’avant, du MA, avec des casques. Ils sont à cheval.

Comment est la rue ? Etroite, pavée, il y a des petites maisons, des lanternes de chaque côté des maisons. Moi je vois ça et je suis cachée derrière une maison, à l’angle, et je regarde. Maintenant, j’ai l’impression que ceux sur les chevaux ne sont plus là, c’est un peu comme une guerre civile, ceux qui restent s’entretuent entre eux. » 

Tout de suite, lecture familiale, la guerre, les rafles, la déportation, etc. Sans doute une première lecture qui n’est pas fausse, qui est même intéressante parce que c’est une façon de se représenter ce qui est arrivé à la famille de son père. Mais comme une fascination qui la dépossède une fois encore de ce qui lui est arrivé à elle.

Plusieurs niveaux de passé.

Puis, deux séances plus tard, un souvenir oublié refait surface. Elle se rappelle les colères de sa mère, sa mère qui arrivait en trombe et s’énervait contre son frère et elle :

« Ma mère pouvait piquer des crises phénoménales, ça me faisait très peur. Et après avec mon frère on se tapait dessus pour évacuer ».

Elle peut ainsi d’une part se rendre compte à quel point elle était possédée par cette histoire familiale, et en désintriquant tout ça commencer à se réapproprier sa propre histoire, sa propre enfance traumatique, remettre de l’ordre et reprendre le fil de sa vie.

Arabesques qui se complexifient. Délier les nœuds pour retisser.

Répétition de l’échec de la représentation, tellement ce qui a été vécu a été violent, destructeur. Prendre le temps de la représentation, de la symbolisation, permettra donc de sortir de la répétition traumatique.

Pour conclure

Le thérapeute est comme un gardien du temps. Ou plus exactement il est un élément du cadre dépositaire de l’invariance du temps (Roussillon), et en cela permet la perte de repère temporel à l’intérieur de ce cadre. Pour laisser s’exprimer ce qui a posé problème, en l’occurrence le passé, et pouvoir cette fois le terminer autrement.

Ce temps qui a été maltraitant (compulsion de répétition) peut aussi devenir guérissant, être un allié.

Le temps qu’il faut, le laisser faire. Temps du rêve, au cours duquel les choses ont besoin d’être remises en chantier, déconstruites, pour mieux se reconstruire ensuite.

Le temps ne respecte pas ce qui se fait sans lui.