Le paradoxe de la passivité
Trois aspects théoriques sont prévalents et ont orienté la mise en place de la Formation à l’écoute mutuelle dans les Groupes d’Entraide Psychologique. Le premier est celui que nous avons appelé » Le paradoxe de la passivité « .
L’idée principale (qui puise ses sources à deux origines : Milton ERICKSON et Carl ROGERS) est que plus nous poussons du côté du changement, chez l’autre que nous voulons « aider », moins nous atteignons des résultats pertinents. Illustrons de la manière suivante :
Schéma C/M . Le paradoxe
A l’intérieur de nous tous il existe deux types de forces. Les unes qui poussent au changement (C = Changement) et les autres qui freinent car elles désirent le Maintien de ce qui a été établi précédemment (M = Maintien). En somme nous disposons d’un accélérateur et d’un frein ; et les deux aspects sont utiles pour conduire.
Or ces forces sont relativement en équilibre homéostatique. Quand l’une augmente, l’autre augmente à son tour pour rétablir l’équilibre interne. Ce qui fait que le changement humain n’est jamais simple et linéaire. En général, chacun a pu le remarquer, nous effectuons trois pas en avant (« j’ai décidé de maigrir, je m’y mets, ça marche ») et puis quelque temps après nous constatons que nous faisons deux pas en arrière (« j’ai repris cinq kilos »). Le C de l’équation C/M avait augmenté ; le M a alors augmenté en retour.
Si nous comprenons bien cela, nous débouchons sur plein de conséquences paradoxales et inattendues.
La première d’entre elles est la suivante :
quand quelqu’un nous dit qu’il veut changer, qu’il en a marre, que ça ne peut plus durer, nous n’entendons en général que la partie émergée, c’est à dire la partie C. Le C dit « Je veux changer » mais le M sussurre en sourdine et en arrière-plan : « mais à condition de ne rien changer : ni dans mon comportement, ni dans mes habitudes, ni dans ma façon de voir, etc… ».
nous réagissons donc en poussant du côté du Changement (nous cherchons à augmenter le C de la personne). Nous lui donnons des bonnes solutions, des bons conseils, des suggestions, nous l’incitons à positiver, etc.
et nous avons la surprise désagréable de voir que rien de tout ce que nous avons suggéré ne marche bien : la personne ne le fait pas, ou elle le fait mal. Ou alors elle cherche activement à nous convaincre que : « c’est bien beau tout ce que nous lui proposons mais si nous étions à sa place nous verrions bien que ça n’est pas possible de faire ainsi ».
Au bout du compte notre action (essayer d’augmenter C) a abouti à l’inverse (la personne surenchérit dans le M). Étrange situation : toutes nos bonnes manières d’aider semblent amener plutôt du trouble, du malaise, presque de la colère chez l’autre !
Tout ce que je donne à l’autre, je l’empêche de le trouver
Complication supplémentaire : tout ce que je donne à l’autre je l’empêche de le trouver.
Voyons cela plus concrètement :
La bonne solution
Pour l’autre, on voit toujours beaucoup plus facilement que pour soi-même quelle est la bonne solution pour qu’il puisse sortir de ses problèmes et évoluer. En effet comme nous ne sommes pas collé au problème, pris dedans, englué, nous le voyons à distance et les sorties nous en apparaissent claires.
Alors, avec les meilleures intentions du monde, nous lui expliquons ce qui paraît être la solution adéquate. Que se passe-t-il alors ?
- en vertu de l’équation C/M, il va opposer sourdement ou ouvertement une résistance à cette solution que vous lui
proposez ;
- et même si, plus tard, par sa propre réflexion interne, il aboutit à l’idée que cette solution serait sans doute la meilleure,
ALORS IL NE SAIT PLUS SI C’EST VRAIMENT LA SIENNE (celle qu’il va adopter, celle qui lui convient) car il se rappelle que
vous la lui avez dite et il est pris d’un doute « ce que je pense là, est-ce bien moi qui le pense ? ou bien est-ce que j’y
pense parce que l’autre m’en a parlé ? »
Ainsi est-il moins sûr, moins ferme, moins clair, du fait même que vous êtes intervenu précédemment pour lui donner vos bonnes idées !!…
La bonne interprétation, le bon soutien, etc
Et ce processus est valable pour toutes les interventions actives que vous faites auprès de l’autre. Si vous lui avez donné une interprétation brillante (« tu crois voir ton père à travers ton mari et tu rejoues des scènes d’enfance ») quand il arrivera lui-même à cette conclusion il sera moins susceptible d’en faire quelque chose, d’activer des processus de dégagement de son transfert, car il n’est pas très sûr qu’il s’agit d’une idée pertinente issue de lui-même ou bien de votre idée qui n’est pas vraiment la sienne !
Si vous le consolez trop, vous l’empêchez de découvrir qu’il a des capacités de se consoler lui-même quand il est seul. Si vous lui posez beaucoup de questions, vous l’empêchez de laisser surgir en lui les questions qui l’orienteront. Etc, etc…
« Ne rien faire, mais bien le faire »
Mais alors que faut-il faire quand on veut aider l’autre, puisque toutes les interventions actives aboutissent paradoxalement à rendre la situation plus trouble et à décaler de sa propre boussole interne la personne en difficulté ?
Il faut adopter un comportement d’accompagnement. Et plus spécifiquement d’accompagnement du vécu.
Lorsque la personne en difficulté vient exposer son problème, on va l’écouter avec empathie (c’est à dire cœur ouvert et en essayant de voir les choses à la façon dont l’autre les ressent) et on va lui renvoyer, en miroir chaleureux, ce qu’elle est en train de ressentir.
A dit par exemple : « J’en ai marre, ma vie est trop difficile, je n’en peux plus » etc
B répond (d’une façon empathique, non mécanique, profondément compréhensive) :
« Tu te sens vraiment au fond du trou ! »
On voit que B renonce à vouloir faire changer l’autre. B renonce à ce que l’autre aille mieux grâce à une action qu’il devrait faire. B n’a pour objectif que de bien exposer le vécu de la personne qu’il écoute.
Ce renoncement d’une position active est très simple en théorie (« ne rien faire » est à la portée de tous, semble-t-il), mais très difficile dans la pratique. Pourquoi est-ce si difficile ? D’une part parce que nous devons nous retenir « d’aider » suivant les formes habituelles (dont le résultat, on l’a vu, est paradoxalement moins bon) ; et c’est tellement tentant d’être ce bon et grand Sauveteur, qui se sent si bien dans cette posture-là. D’autre part parce que la souffrance de l’autre réveille souvent la nôtre ; vouloir la faire disparaître du devant de la scène est notre deuxième grande tentation : « positivons ! positivons ! » crie la partie défensive qui ne veut pas avoir à se colleter aux aspérités de la souffrance et de la réalité.
Conséquences de l’accompagnement du vécu
Or, au contraire, la position d’accompagnement du vécu préconisée par le GEP amène un triple résultat :
- la personne se sent écoutée, entendue, et par là moins seule avec son fardeau. Habituellement quand elle parle de ses
difficultés, ses interlocuteurs s’ingénient à lui donner leurs solutions, leurs bonnes idées, leurs conseils ; ce qui ne fait
que la faire se sentir encore plus impuissante (« eux, ils ont tous l’air de bien s’en sortir, de savoir ce qu’il faut faire, je
dois avoir quelque chose qui ne va pas bien ! »), ou bien sourdement en colère (« c’est bien beau son baratin, mais… »). Là,
au contraire, voici quelqu’un qui l’écoute respectueusement, chaleureusement, SANS vouloir amener son point de vue.
Quel soulagement ! Quel bien-être ! Quiconque a pu expérimenter d’être écouté ainsi (et Dieu sait si c’est rare) connaît la
saveur de ce sentiment de partage. - l’accompagnement du vécu est implicitement une alliance avec les forces de Maintien (le M qui veut que la situation reste
telle quelle). « Je vais mal » dit A ; « Oui, j’entends, je sens que tu vas mal » dit B. Nous avons alors le mouvement inverse
de tout à l’heure, dans l’équation C/M. M , implicitement renforcé, a besoin d’être rééquilibré par un C qui se renforcera à
son tour.
Traduit en termes moins mathématiques, ceci veut dire que la personne, après avoir été entendue dans son négatif, après avoir pu l’exposer et constater que son interlocuteur ne cherche pas du tout à la faire changer, va se mettre d’elle-même à rééquilibrer les choses, à retrouver les énergies positives et de changement qui existent en elle.
Schématiquement cela donnerait ceci :
A – Je vais mal
B – J’entends que tu vas mal, en effet
A – Oui… enfin, bon… il y a quand même tel ou tel aspect qui est bien, heureusement !
C’est comme dans une sorte de mouvement de judo. On n’arrête pas le coup, on l’accompagne un peu, sans l’accentuer. Et c’est la personne elle-même qui rééquilibre alors en mettant en valeur des aspects plus positifs (des solutions, des idées nouvelles). Sans doute s’agit-il exactement des solutions ou des bons mots de consolation que vous auriez pu donner, mais – et cette différence est capitale – ici c’est la personne elle-même qui se les donne à elle-même. Et qui récupère, de ce fait, son potentiel de résolution du problème, de changement de la situation.
En résumé l’écoutant GEP fait un travail de catalyseur. En chimie, un catalyseur est un élément dont la présence est indispensable pour que la réaction ait lieu mais qui ne fait rien par lui-même. Au GEP l’écoutant apprend une qualité de « présence » à l’autre qui a pour conséquence que sans rien faire activement il permet une réaction interne chez l’autre grâce à laquelle celui-ci retrouve ses énergies personnelles d’auto-direction.
Cette capacité, pour la personne écoutée ainsi, de retrouver ses propres énergies face à son problème s’explique aussi par le troisième point suivant.
- Quand nous sommes englués dans notre problème, nous sommes possédés par lui. Nous ruminons, ruminons, sans
autre résultat que de nous sentir encore plus épuisé et angoissé. Nous ne réussissons pas à établir une distance avec
cette question et nous ne pouvons donc pas l’apercevoir sous d’autres angles.
Quand l’écoutant reformule les divers aspects du vécu, les diverses facettes du problème que la personne expose, SANS RIEN Y AJOUTER de lui même, l’effet est le suivant. La personne écoutée entend son problème à distance d’elle-même (c’est l’autre qui le lui ré-expose) et donc voit ce problème à distance d’elle-même (à travers les yeux de l’autre). Peu à peu, au fil de l’entretien le problème devient un objet, posé là sur la table, entre l’écoutant et l’écouté. Et la personne écoutée, observant désormais cette difficulté à distance peut commencer à s’en désidentifier. Elle n’est plus possédée par ce problème : une partie d’elle-même, seulement, est occupée, possédée, par celui-ci ; alors qu’une autre partie d’elle-même, observatrice de la question, est libre de trouver des solutions, des idées, des manières différentes de réagir.
Rappelons-nous ce que nous disions plus haut : quand l’autre nous expose son problème, nous voyons en général assez aisément les solutions qu’il devrait adopter. En effet, nous-même nous sommes alors à distance du problème et donc libre de laisser notre intuition et notre raisonnement fonctionner. Et bien voici que l’écoute GEP permet à la personne écoutée d’entrer dans ce même mouvement de distanciation. N’étant plus engluée, possédée, par le problème, elle le voit à distance (grâce à l’autre et à condition que celui-ci fasse correctement son écoute consistant à être un miroir chaleureux non déformant). Étant à distance, elle aperçoit alors les façons de l’aborder qui permettront soit de le résoudre, soit de diminuer très nettement son emprise… Ses propres forces d’auto-solution sont ainsi libérées.