LE DILEMME DU TRANSFERT NÉGATIF
Introduction
Freud parle à deux reprises, dans son œuvre, des trois métiers impossibles : éduquer, gouverner, guérir. La première fois, sous forme d’une sorte de boutade en 1925, et la deuxième fois en 1937, dans l’article « Analyse avec fin, analyse sans fin», c’est-à-dire sur la fin de sa vie. Il évoque alors, et on voit qu’il n’a jamais oublié ce thème, le fait que la psychanalyse est un de ces trois métiers impossibles «dans lesquels, dit-il, on peut d’emblée être sûr d’un échec (première traduction) » ou bien deuxième traduction plus récente « être sûr d’un succès insuffisant ».
À quoi peut tenir ce pessimisme freudien quant à la psychanalyse ? Je vais ici vous en donner ma propre compréhension, basée sur le fait que la psychanalyse est confrontée à un dilemme extrêmement délicat à gérer : le transfert positif est absolument nécessaire pour le maintien de la cure, le transfert négatif est absolument nécessaire pour que la cure serve à quelque chose, et ces deux sortes de transfert, négatif et positif, tous deux nécessaires, ne peuvent que très difficilement coexister.
Ma thèse est la suivante : là où la psychanalyse freudienne classique doit sans arrêt traiter ce dilemme avec énormément de doigté et beaucoup d’écueils, la psychanalyse Rêve Éveillé a mis au point une structure de la cure qui résout ce dilemme avec élégance, sous réserve de conditions très précises concernant son cadre, et l’instauration ainsi que le maintien de celui-ci. D’où le fait qu’elle est à la fois plus courte dans le temps, et à la fois ne nécessite généralement qu’une seule séance par semaine.
Je vais donc aborder ici successivement :
1/ la question du transfert positif et de l’alliance thérapeutique,
2/ la question concernant l’indispensable place du transfert négatif,
3/ la triangulation proposée par la psychanalyse rêve éveillé,
4/ les conditions techniques nécessaires à cette triangulation.
Pour simplifier la compréhension de ce que je veux dire, une précision sera utile : lorsque je parle de «psychanalyse » je veux dire « psychanalyse freudienne classique » telle que par exemple la Société Psychanalytique de Paris la pratique et la développe dans ses très nombreux écrits de grande qualité. Quand je voudrais indiquer la spécificité de notre propre pratique, je dirai « psychanalyse Rêve Éveillé».
Alliance thérapeutique, transfert positif
Alors donc, en premier lieu, voyons cette question du transfert positif et de l’alliance thérapeutique.
La première chose à en dire c’est que cette alliance thérapeutique est absolument indispensable, même si l’on différencie plus finement alliance avec l’analyste et alliance avec le travail analytique.
Pourquoi est-elle indispensable ? Et qui affirme cela ?
Elle est indispensable car, sans elle, la cure s’arrête dès que le transfert négatif commence à émerger. Et qui le dit ?
Tout d’abord Freud qui, avec constance, tout au long de sa vie, a maintenu que ce qui rendait le travail analytique possible c’était le transfert positif.
Ensuite, ceci a été dégagé plus particulièrement par Greenson (le psychiatre – psychanalyste malheureux de Marilyn Monroe, mais par ailleurs bon didacticien). Il a développé le concept « d’alliance thérapeutique », reprenant d’ailleurs en cela d’autres auteurs tels que Fenichel.
Enfin on peut dire que depuis une trentaine d’années les psys américains de toutes catégories ont effectué un travail scientifique, pragmatique, appuyé sur des approches statistiques, pour dégager l’intérêt de « l’alliance thérapeutique » et son poids dans la variance des résultats d’une cure. Évidemment, nous nous trouvons là face à une démarche plus empirique-observatrice que psychanalytique mais les résultats méritent cependant d’être pris en compte.
Quels sont-ils ? Je vous les résume ici :
1) L’alliance initiale, liée au climat affectif de la relation, est le meilleur facteur prédictif des résultats du traitement.
Donc les débuts du traitement ont une importance capitale. Ce qui est amusant, c’est que ces dizaines de travaux scientifiques viennent en écho parfait, et en confirmation, de ce que disait Freud, en 1913, dans un texte intitulé « Le début du traitement » : « le premier but de l’analyste est d’attacher l’analysé à son traitement et à la personne du praticien ».
Nous verrons qu’en AIRE (notre école de Psychanalyse RE) nous accordons une attention particulière aux séances du début.
2) L’alliance est un facteur dont la contribution à la variance des résultats est supérieure à celle des divers traitements, quels qu’ils soient.
Ceci recoupe d’autres études, qui avaient montré que le type de rapport établi entre le praticien et le patient donnait une meilleure prédiction quant aux résultats, que le type de technique utilisée par ce praticien.
3) Cette alliance initiale sera ensuite soumise à d’inévitables fluctuations et pourra être restaurée de deux façons, suivant les problématiques du patient et suivant le profil des praticiens :
• soit par le côté empathique et de soutien (plus psychothérapique)
• soit par le travail d’interprétation (plus psychanalytique)
Nous reviendrons, bien entendu, sur le danger de vouloir à tout prix ne rester que dans l’alliance thérapeutique initiale au risque de court-circuiter le point essentiel qu’est la place du transfert négatif et son traitement.
En effet le but n’est pas de rester dans ce transfert positif ; le but est, tout au contraire, de permettre le traitement du transfert négatif. Cf. Freud en 1937 : « la complétude de l’analyse est relative à l’analyse du transfert négatif ».
Vouloir accentuer et soutenir uniquement un lien positif présente un double danger :
1/ favoriser une idéalisation de l’analyste. Cette si bonne mère ou ce si bon père risque de conduire à l’élimination de l’agressivité car celle-ci pourrait amener la perte de l’objet idéalisé.
2/ empêcher l’expérience de la frustration ; le patient reste alors en attente de recevoir le phallus (« un jour, je l’aurai »), et ne peut vivre les deuils structurants.
Dans ces deux cas, on risque d’entrer dans une cure interminable, à forme de soutien sympathique, et bien peu guérissant.
Donner sa place au transfert négatif
Par conséquent, après avoir vu l’importance de l’alliance thérapeutique et du lien positif nous allons voir ensemble l’importance de transfert négatif avec son cortège de haine, de douleur, de rage.
Seul le dépôt du négatif dans le cadre de la cure (traumatismes, vécus divers mal terminés ou non réalisés) pourra amener le revécu, l’actualisation de l’infantile blessé, et la transformation de ces empreintes destructrices. On ne peut pas transformer une expérience sans la revivre et avoir alors une chance de la terminer autrement.
Le psy peut être tenté de ne pas donner sa place au transfert négatif, en freinant ce qui peut le susciter ou le faire apparaître : face-à-face, non frustration, complaisance envers les entorses faites aux cadres, tendance à instaurer des dialogues autour des thèmes du quotidien, non mise à jour du négatif qui apparaît dans les rêves ou dans les actes manqués, etc. Il se condamne alors aux risques suivants :
• cure interminable, gentiment positive, sans autre changement que ceux liés au soutien. Ou bien rupture inattendue, coup de tonnerre dans un ciel bleu.
• le négatif se cristallise ailleurs dans la vie du patient : accidents, maladies, parfois TS. Ou bien, ce qui se voit fréquemment : liens idéalisés dans la cure et en contrepoint conflits intense dans le couple.
• ni mise à jour, ni terminaison du trauma, des déficiences narcissiques ou pulsionnelles, des mécanismes de défense liés à tout ceci.
Ainsi, pour en revenir à la clinique, nous avons constaté les risques d’arrêt brusque en début de cure, toujours liés à la question du négatif.
Au tout début , dans les premières séances, il est important de bien reformuler tout vécu négatif (c’est à dire les vécus affectifs difficiles ET les vécus résistanciels).
On retrouve cette idée lorsque César et Sara Botella écrivent: «l’exhibition est l’antidote de la paranoïa ». Autrement dit, lorsque la violence de la haine et des projections négatives est montrée, explicitée, reconnue, plutôt que secrètement cachée, le lien n’est plus miné et peut se redécouvrir alors suffisamment positif.
Cela doit être fait très tôt, dès que le moindre élément porteur de douleur et de défense commence à apparaître. Sinon l’accumulation de négatif sort d’une manière explosive et peut conduire à la rupture.
Rapidement, une fois effectué le passage en divan, il est impératif de proposer des RE afin que le transfert négatif puisse trouver sa place, son expression. Là aussi on constate des arrêts de cure prématuré si les RE n’ont pas été placés à temps pour permette le drainage du transfert négatif en train de s’installer .
Enfin il arrive un moment, vers la séance 16, où le patient perçoit que « pour aller mieux, il devra aller moins bien » ou plus exactement « pour aller mieux, il va devoir aller dans ce qui fait le souffrir afin de le soigner ». Il y a là un moment fort où le patient ajoute à son alliance avec l’analyste une alliance avec le travail analytique. On pourrait presque dire qu’il s’agit d’une deuxième phase du contrat ; mais là le contrat se conclut entre le patient et lui-même.
On voit comment la tâche des psychanalystes (classiques) est délicate. Le dilemme est le suivant : comment permettre l’installation du transfert négatif dans la cure (lorsqu’on ne dispose pas de la scène du Rêve Éveillé) sans mettre en danger la cure elle-même ? La réponse habituelle c’est l’interprétation de ce transfert négatif afin de le désamorcer. Mais cette interprétation est extrêmement délicate, surtout en début de cure.
En effet comment faire pour que :
• l’analyste-objet-de-transfert ne soit pas confondu avec
• l’analyste-interprète-du-transfert
et comment sortir de la situation « impossible » dans laquelle l’analyste-pris-pour-un-autre-avec-qui-il-y-a-un-vif-contentieux soit perçu comme « l’analyste qui parle avec une voix qui ne soit pas celle de cet autre ». « Le transfert négatif est à la fois ce qui est à interpréter et à la fois ce qui empêche l’interprétation » nous dit la psychanalyste Christine Bouchard. Tout en ayant pourtant l’objectif bien posé par Freud : « la complétude de l’analyse est relative à l’analyse du transfert négatif ».
En somme, si je veux faire mon travail de psychanalyste, je dois permettre au transfert négatif de s’installer solidement dans la cure, afin de pouvoir l’interpréter. Et lorsque celui-ci est installé, il me condamne à ne pas pouvoir l’interpréter, car ma parole interprétative est alors prise pour celle d’un autre, plus particulièrement un autre mauvais.
Comment s’en sortent les psychanalystes ? Par un double mouvement : la fréquence des séances qui évite la trop grande prise des mécanismes de défense d’une séance à l’autre, avec le délien qui s’ensuivrait ; et l’approche extrêmement lente de l’interprétation, d’abord au plus près du Moi, puis plus proche des mécanismes de défense, puis plus proche du noyau conflictuel. D’où une cure longue, comportant beaucoup de séances, et une prudence extrême du psychanalyste, qui marche en permanence sur une ligne de crête entre maintien du lien et interprétation pouvant être perçue comme une agression. Christine Bouchard, toujours, dans son article : «Peut-on interpréter le transfert négatif ? » écrit : « l’étalement temporel de la cure devrait pouvoir permettre de faire reculer progressivement et toujours un peu plus le caractère sauvage et inadéquat de l’interprétation ». fin de citation
Evidemment, la solution serait dans une triangulation qui desserrerait le nœud gordien de ce dilemme : la parole de l’analyste qui interprète est mise au compte de la figure transférentielle dont il est recouvert ; il n’y a pas un espace suffisant entre sa fonction d’analyste et la projection dont il est l’objet.
De ce fait il nous faut apercevoir combien l’interprétation est délicate à manier. Voyons quelques points cruciaux :
Accepter une interprétation exige, pour le patient, l’inhibition momentanée de son propre point de vue. C’est donc un danger identitaire. Les deux alternatives peuvent être toxiques : se soumettre ou se démettre, gober l’interprétation ou s’en couper fortement.
• Se soumettre : et perdre le contact avec son propre self ; possibilité d’aliénation.
• Se démettre : et rompre le contrat analytique, secrètement ou de manière ouverte.
S’approprier l’interprétation suppose que celle-ci ait été trouvée par le patient lui-même. Ou du moins qu’il la fasse suffisamment sienne, qu’il ait le sentiment de retrouver quelque chose qu’il connaissait sans vraiment le savoir. Or, par définition, il n’apercevra pas un autre point de vue que le sien, un point de vue qui serait ego-dystonique avec ses mécanismes de défense, sauf à se référer à un support externe.
Le moment interprétatif convoque le stade du miroir, avec son paradoxe fondamental : « je suis « je », ici dans ma perception syncrétique, et je suis « moi », là-bas dans cette image dont on me dit que c’est moi ». L’interprétation comme le stade du miroir amène une phase de déstabilisation : je suis-moi ici sur le divan avec mon point de vue, mais je suis aussi-moi là-bas dans la parole de l’analyste.
Une des sorties possibles passe par l’empathie du patient envers son analyste et par l’identification à son mode de pensée et de fonctionnement : le point de vue de l’autre est en fait mon propre point de vue. Mais là encore, nous frôlons le risque du leurre.
En revanche, le Rêve Éveillé a la propriété d’être vécu par le patient comme étant sa propre production, surtout s’il a été vécu en position « associée », c’est-à-dire avec l’affect et le corps, et le sentiment de vivre le Rêve Éveillé.
Ainsi ce « miroir Rêve Éveillé», dans lequel je vois « cet autre », peut permettre de se reconnaître comme étant Moi, sous réserve d’un travail métaphorique (qui évitera la décentration au profit d’un analyste supposé sachant).
La triangulation en psychanalyse Rêve Éveillé
Voyons donc la spécificité de la cure en psychanalyse Rêve Éveillé, et la façon dont sont traitées toutes ces questions : alliance, transfert négatif, triangulation, interprétation.
Sous la condition impérative que le cadre spécifique d’une psychanalyse Rêve Éveillé soit bien mis en place, et nous verrons cela un peu après, il se passe ceci :
1) Le transfert du patient se dépose en deux lieux différents au cours de la même séance, et ceci se voit par deux temps différenciés, celui du rêve éveillé et celui de la relation analytique hors Rêve Éveillé. Lorsque le patient entre dans son Rêve Éveillé, il est désormais beaucoup plus en contact et en relation avec ses propres figurations symboliques, et beaucoup moins avec l’analyste. Dès lors une partie du transfert est attirée sur les figurations symboliques vues et vécues dans le rêve éveillé lui-même, et une autre partie du transfert concerne l’analyste.
2) Généralement, la configuration habituelle dans les débuts de cure est celle-ci : transfert positif sur l’analyste, transfert négatif exprimé dans le Rêve Éveillé. En effet les premières séances ont plutôt favorisé une alliance positive, et pour peu que l’expérience RE soit proposée rapidement, l’émergence du transfert négatif est à la fois favorisée et contenue dans cet espace virtuel.
Ceux parmi vous qui sont férus d’informatique penseront au « disque virtuel », un espace particulier créé sur le disque dur, dans lequel on peut tester un autre système d’exploitation, voir ce qu’il donne, en toute sécurité.
Exemple plus psychanalytique : cette patiente qui souffrait de boulimie et d’un grand sentiment de vide identitaire tout en rapportant une enfance idyllique. Le Rêve Éveillé n°3 lui fait vivre de se faire dévorer d’un côté par une énorme araignée et d’un autre côté par un énorme rat. Elle ne sait pas qu’il s’agit là d’une représentation centrale du traumatisme de son enfance : son père et sa mère, qui l’utilisaient comme auxiliaire pour s’occuper de la nombreuse fratrie qui la suivait, et elle-même qui avait le sentiment d’être dévorée et non reconnue.
On notera que l’affect négatif violent qui a, au départ, suscité les mécanismes de défense dans sa structuration psychique, tels que le refoulement par exemple, cet affect négatif a pu se retrouver, s’exprimer, se ressentir, trouver une figuration grâce au Rêve Éveillé. Et, dès lors que la violence de l’affect (la peur, la terreur, le désespoir, l’impuissance) a pu être retrouvée grâce à une figuration symbolique située à bonne distance du conscient, la représentation initiale interdite deviendra progressivement plus accessible.
D’ailleurs, signe de la diminution du refoulement qui a suivi ce Rêve Éveillé, dans la semaine après la séance un souvenir, auparavant oublié, lui est revenu. Ce souvenir a commencé à battre en brèche l’histoire idyllique de son enfance. Souvenir d’une période d’enfance où elle criait et pleurait toute la journée jusqu’à ce qu’elle soit durement sanctionnée par les parents pour cette attitude qui lui faisait perdre sa fonction de « bonne » au service de la famille, plus particulièrement de la fratrie.
Sans cette figuration et l’expérience affective forte qu’elle permettait, le transfert négatif aurait progressivement pris sa place dans la relation. Et le psychanalyste, désormais en passe d’être dangereusement une araignée ou un rat dévorant, aurait été contraint de faire extrêmement attention à ses moindres interventions.
3) Tandis que ce Rêve Éveillé vécu par la patiente comme sa propre production, étrange à ses yeux, introduit une triangulation. Du fait des trois pôles : analyste, patient, et RE, l’analyste et le patient peuvent être en alliance face au 3e pôle et à son énigmatique message.
4) Le travail d’interprétation va alors ressembler de près à ce qui se passe dans les thérapies d’enfants. Ce que Didier Houzel, ce spécialiste de la psychanalyse d’enfants, a nommé l’interprétation métaphorique. Le patient et l’analyste «jouent», dirait Winnicott, avec les éléments de la scène. Que ressent l’araignée? Pourquoi fait-elle cela ? Que ressent le rat ? Comment tout ceci est-il vécu par l’héroïne de l’histoire ? Etc.
C’est ce que nous appelons « consteller le préconscient ». En parlant ainsi à mots couverts, en jouant ainsi avec les symboles, on permet que le sens se prépare intérieurement pour le patient et finisse un jour par lui apparaître.
Une interprétation métaphorique devient possible en temps utile lorsqu’elle a suffisamment été précédée par le jeu métaphorique. On dirait par exemple (mais certainement pas tout de suite, bien entendu) : « cette héroïne a le sentiment de n’être rien du tout, de n’être qu’un objet ou un bout de viande pour satisfaire ce rat et cette araignée ! »
Cette façon de faire permet au patient de déboucher, au moment où le chemin intérieur le permet, sur une interprétation en clair qu’il se fera par lui-même, généralement. Il n’est pas rare qu’il confie alors sa « découverte » à son analyste, lui demandant si cette interprétation (si bousculante parfois) peut être valable et éclairer son histoire. « J’ai pensé à quelque chose qui me surprend, et me choque, mais qui a peut-être du sens : est-ce que cette scène pourrait représenter ce qui s’est passé pour moi dans mon enfance ? etc. ». L’analyste n’a plus alors qu’à accompagner le patient vers l’appropriation de ses découvertes. Et ce travail donnera encore plus d’intérêt au RE : le patient découvre qu’une vérité profonde de lui-même se dit là, sous une forme masquée mais aussi marquée du sceau de la vérité expérientielle.
EN RÉSUMÉ
- la triangulation instaurée par l’expérience du Rêve Éveillé en séance permet qu’une partie du transfert soit diffractée. Lorsqu’un rayon de lumière pénètre dans l’eau il est dévié, diffracté. C’est la même lumière, mais elle prend un autre aspect : il y a le rayon de lumière dans l’air et le rayon de lumière dans l’eau. Ce dernier semble différent car, dans cet autre milieu, il prend une autre forme.
- face à ce pôle tiers l’analyste et le patient pourront beaucoup plus aisément garder une alliance, plus spécialement une alliance de travail. Ils regardent ensemble ce Rêve Éveillé.
- et l’interprétation pourra elle-même prendre une autre forme grâce au jeu métaphorique, jeu métaphorique qui favorise le fait que le patient s’approprie la démarche analytique permettant ainsi les découvertes nécessaires, sans se soumettre ni se démettre. Le passage par le discours métaphorique lui permet de se sentir libre de découvrir à son rythme ce que sa production Rêve Éveillé lui a fait apercevoir.
- enfin ajoutons un volet supplémentaire : au cours du Rêve Éveillé le patient revit des épisodes traumatiques et il dispose ainsi de la possibilité de terminer ceux-ci autrement (en particulier par l’appui silencieux sur le transfert positif envers l’analyste).
Voici cette patiente, enfant unique, au destin ravagé par une mère psychiatrique, qui trouve parfois dans ses RE une sorte d’aigle protecteur l’aidant par sa simple présence à traverser des champs de morceaux de chair, de cadavres, de lieux dévastés. Elle prend son courage à deux mains pour oser faire ce qu’elle doit faire face à tout cela, mais elle est soutenue par la présence silencieuse de ce grand aigle.
On voit que le transfert positif peut aussi trouver sa place restauratrice et soutenante à l’intérieur même du Rêve Éveillé.
Mise en place du cadre d’une psychanalyse Rêve Éveillé
Pour terminer, je ne dirai que quelques mots sur les éléments concrets de cette mise en place. Nous disposons en AIRE d’un manuel, référentiel, de 600 pages, je ne peux donc pas m’étaler ici. Disons simplement certains aspects caractéristiques :
1. des premières séances marquées par la centration sur les capacités et compétences du patient, l’aidant à retrouver espoir et confiance
2. un contrat sur les divers points qui vont permettre le jeu analytique (Winnicott)
3. l’attention importante, durant le début du traitement, à :
• rendre visible par la reformulation les éléments de transfert négatif
• permettre l’expression et le vécu de ce transfert négatif dans le Rêve Éveillé lui-même, en proposant celui-ci très vite, et en lui donnant une place à part
4. cette place à part se verra par la régularité des RE (en moyenne une séance sur trois ou quatre, par exemple) et par la différenciation clairement établie par l’analyste, en cours de séance, entre Rêve Éveillé et non Rêve Éveillé.
On est dans l’expérience Rêve Éveillé ou on ne l’est pas !
En ce qui nous concerne, nous ne considérons pas qu’un simple travail métaphorique sur des images, amenées par le patient en dehors de l’expérience spécifique du Rêve Éveillé, soit à considérer et à traiter comme du rêve éveillé.
5. Le travail d’interprétation en cure psychanalyse Rêve Éveillé se base sur un jeu métaphorique autour des RE, en priorité (même si nous tenons compte d’autres éléments). Par exemple nous n’allons pas passer 8 à 10 séances sans rêve éveillé sous prétexte que le patient amène d’intéressants rêves nocturnes. En ce qui nous concerne, nous considérons que le rêve de sommeil n’est pas exactement similaire au rêve éveillé. Le rêve nocturne est une expérience vécue seul, dont le récit ultérieur (déformé par les censures du réveil) est rapporté à l’analyste. Le rêve éveillé est une expérience vécue « en présence de… » et dans l’instant même de son émergence et de son vécu. Et cela change la donne. Ceci rejoint un des paradoxes de Winnicott : l’expérience pour l’enfant d’être « seul… en présence de… », sa mère par exemple. Il peut jouer seul et expérimenter sa solitude et sa capacité à jouer parce qu’il est en fait en présence de. Si la mère s’absente l’enfant s’arrête de jouer.
6. Enfin et pour terminer, ce travail d’interprétation métaphorique permet une appropriation de sa cure par le patient ; ceci nous paraît un point très important. Il n’est pas soumis, d’une façon qui pourrait être perçue comme violente, au discours de l’autre.
EN CONCLUSION
Évidemment beaucoup d’autres aspects passionnants de la psychanalyse Rêve Éveillé pourraient être développés. Je pense par exemple à la régression qu’il permet, à la restauration d’un préconscient opérationnel qu’il instaure etc. Je me suis contenté ici d’aborder la question du transfert négatif et j’espère vous avoir permis de sentir combien la triangulation instaurée en psychanalyse Rêve Éveillé change la donne et résout le dilemme de la psychanalyse classique à ce propos, dilemme que je viens d’exposer.
Oserais-je dire que la psychanalyse Rêve Éveillé, plus courte dans le temps, plus accessible avec une seule séance par semaine, correspond à une évolution de la structure du cadre psychanalytique qui pourrait sauver la psychanalyse elle-même ?
Conférence donnée par Jean-Marc Henriot, lors du Congrès International sur la Thérapie par le Rêve Éveillé, qui s’est tenu à Malte les 23 et 24 Mai 2014
BIBLIOGRAPHIE
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