LA QUÊTE DU GRAAL
Colloque de l’école AIDE Psy 16 janvier 2021
par Valérie Larose
Bonjour à tous et à toutes,
Laissez-moi vous dire pour commencer que je suis ravie de vous retrouver, même à distance, pour cette journée placée sous le signe du lien. Même s’il ne nous a pas été possible de nous prendre dans les bras, de nous embrasser, de nous étreindre, comme nous aimons à le faire pour nous manifester notre attachement, la technologie nous permet malgré tout de conserver ce lien. Lien entre nous, lien entre nos pratiques, lien avec ce qui nous rassemble ici aujourd’hui, à savoir nos patients. Et c’est bien de cette question du lien dont il va être question, à travers ce thème des fins de cure.
Bizarre introduction, me direz-vous, alors que nous sommes réunis ici pour discuter ensemble de la fin de ce parcours entrepris avec ces personnes qui pour un temps plus ou moins long viennent chercher dans nos fauteuils ou sur nos divans des réponses à leurs angoisses et à leurs difficultés.
Tant il est vrai que le terme de « fin » a le plus souvent une connotation assez douloureuse, associé qu’il est à une notion de séparation, de rupture, voire même d’abandon et de tristesse.
Et il est vrai que certains arrêts de séance peuvent laisser un goût un peu amer, lorsqu’il s’agit de passages à l’acte visant à éviter de se confronter à des souvenirs traumatiques, ou à une trop grande impatience.
Mais nous allons découvrir ensemble qu’il y a surtout des fins heureuses, apaisées, le sentiment d’être arrivés au bout d’un voyage que chacun désormais doit continuer de son côté.
« Terminus, tout le monde descend ».
Si nous voyons l’accompagnement thérapeutique de nos patients comme une aventure, une expédition, effectuée en duo, ou encore en tandem, ce qui frappe dès l’abord, c’est que c’est un voyage circonscrit dans le temps, comme il l’est dans l’espace du cabinet. Il a un début et une fin. L’aboutissement est préfiguré dès le départ. Comme le soulignera Cathy lors de son intervention, la fin est inscrite dès le début. Il n’est pas rare que la question soit posée dès le départ. Au cours de la ou des premières séances (pour les cures plus longues), le patient demande : « combien de temps cela va-t-il prendre ? », « quand est-ce que ça va s’arrêter ? ». Comme s’il était indispensable qu’il soit bien établi pour les deux parties que la relation qui est en train de s’établir ne sera, ne devra être, que transitoire. Et même que ce n’est qu’à cette condition qu’elle sera possible. Il ne s’agit pas de signer un CDI, ou de s’engager pour la vie, « jusqu’à ce que la mort nous sépare ». La séparation à venir est la condition sine qua non de la possibilité de la rencontre, du travail commun.
Comme si le danger de la dépendance était tel qu’il fallait d’abord s’en prémunir, comme s’il était nécessaire d’avoir cette certitude pour pouvoir s’abandonner, accepter de renoncer temporairement au contrôle sans courir le risque d’abdiquer totalement et de se retrouver sous emprise.
On peut y voir également le fait que, comme nous le montrera plus en détail Claude, la relation s’inscrit d’emblée dans un mouvement d’évolution qui l’amènera à disparaître au bout d’un temps plus ou moins long, le temps nécessaire, le temps suffisant pour aboutir à un remaniement intérieur satisfaisant pour les deux parties en présence.
Des aléas de cette aventure, je ne dirai rien, ce n’est pas le sujet d’aujourd’hui.
Simplement, il arrive un moment où le voyage s’achemine vers une fin naturelle, qui fait l’objet d’une décision commune. Chacun de mes collègues vous démontrera quand et comment, que ce soit à la fin d’un parcours de plusieurs années, ou bien à la suite d’un travail sur quelques séances, en individuel, en couple ou bien avec un enfant, les modalités sont multiples. Mais le mouvement est le même.
Le thérapeute a été guide de haute montagne, il a accompagné, montré l’itinéraire possible, évité les endroits trop dangereux, aidé et réconforté lors des endroits escarpés et compliqués. Il a été sherpa, rendant possible l’ascension, dépositaire du négatif. Il a été éclaireur, prévenant les embûches et les embuscades. Il a été sentinelle, veillant à protéger des dangers éventuels.
Et vient le moment où son rôle s’achève, sa mission est terminée, il doit s’effacer pour permettre à son patient, sa patiente, de voler de ses propres ailes, de reprendre son autonomie.
Fin du voyage qui, pour naturelle qu’elle soit, ne va pas sans sentiments ambivalents de part et d’autre. Pour le patient, joie de la liberté et de l’indépendance, légère appréhension de se retrouver livré à lui-même. Et pour le thérapeute, à la fois la satisfaction d’avoir mené sa mission à bon port, et tristesse de la fin de ce lien si particulier, d’autant plus qu’une fois la porte refermée après la dernière séance il est rare que nous ayons des nouvelles de ce que deviennent ceux avec qui nous avons partagé des émotions si intenses.
Tout cela sera développé lors des interventions qui vont suivre. Que ce soit concernant les cures au long cours, comme en psychanalyse rêve éveillé, qui nous seront présentées par Marie-Elisabeth, que ce soit pour les rencontres plus brèves mais non moins intenses en TBSI dont nous parlera Claude, que ce soit dans cette relation particulière avec les enfants vue par Cathy, ou avec les couples que présentera Ludivine. Tout ceci éclairé par Jean-Marc qui nous fera profiter une fois encore de ses lumières, pour notre plus grand avantage et notre plus grand plaisir.
Pour l’heure, je voudrais apporter ma contribution personnelle et aborder ce sujet sous l’angle spécifique de ce que l’on a coutume d’appeler la « quête phallique », et que j’ai choisi de rebaptiser pour l’occasion la quête du Graal, en me demandant : « La quête du Graal a-t-elle une fin ? ».
La quête du Graal a-t-elle une fin ?
C’est une banalité de dire que chaque parcours de cure commence par une demande adressée au thérapeute, demande qui est en même temps une illusion : ne plus avoir de problèmes, retrouver un bien-être, une complétude, se débarrasser de ce qui gêne, les formulations sont variées mais l’aspiration est la même : « délivrez-moi du mal dont je souffre, guérissez-moi de mes blessures », à travers l’attente d’une analyse qui pourrait tout régler, permettre d’atteindre un état idéal débarrassé de toute souffrance, et surtout de toute frustration, où le bonheur serait idyllique et inaltérable.
Comme un Graal à atteindre.
Quand je serai grand, disent les enfants. Alors, je ferai tout ce que je veux, j’aurai tout ce que je désire, je serai quelqu’un d’extraordinaire, je changerai le monde….
Quand ma cure sera terminée, pourrait faire écho le patient. Je n’aurai plus de problèmes, je serai débarrassé du passé qui m’entrave, j’aurai atteint l’Idéal.
Le Graal, avant d’être christianisé à la fin du 12è siècle par Chrétien de Troyes et de devenir le réceptacle du sang du Christ, était à l’origine un chaudron magique dans la mythologie celtique. Talisman du Dagda en Irlande, il produit une nourriture qui se renouvelle chaque jour, telle une corne d’abondance inépuisable, symbole de prospérité et garantie de ne pas manquer. Au Pays de Galles, le chaudron magique du dieu Bran a en outre le pouvoir de ressusciter les guerriers morts au combat, et acquiert ainsi le statut de guérisseur et de pourvoyeur de vie éternelle.
La vie éternelle, la jeunesse permanente : quête incessante que l’on retrouve dans tous les grands mythes, dans les mouvements spirituels, dans la littérature, jusque dans les salons de beauté et les instituts d’esthétique.
Refus de toute frustration, de toute castration, de tout renoncement, de tout manque, la mort étant la limite ultime, la soumission inévitable à quelque chose qui nous dépasse, dont nous ne sommes pas maîtres.
C’est cela que vient chercher en substance le patient. Son Graal, l’espoir d’un Idéal, la réalisation de la toute-puissance infantile.
Mais c’est aussi ce que cherche le thérapeute, d’une certaine façon. Freud a beaucoup écrit sur la question de la guérison, du but ultime de la cure, comme retour à un état antérieur, levée absolue du refoulement, extermination de toutes les résistances, résolution de l’Œdipe, restauration narcissique.
Sàndor Ferenczy s’est désespéré du peu de patients qui aboutissaient à ce résultat idéal.
Analyste comme analysant sont donc confrontés au fur et à mesure de l’avancement de la cure et de ses aléas à un certain nombre de désillusions. Le patient n’est pas le patient idéal qui permettra un exposé brillant auprès des confrères, la thérapie ne donnera pas le phallus.
La tentation est grande d’abandonner en cours de route. Partir sur un coup de tête, ne pas venir au rendez-vous suivant, céder à l’impatience ou au découragement, décréter que c’en est assez et que ça ne sert à rien, ou bien qu’on en a assez fait, pour mieux recommencer la quête ailleurs. Ne pas retenir ce patient déçu et vindicatif, ou considérer que l’autonomie est bien acquise et suffisamment installée.
Mais petit à petit la persévérance porte ses fruits, le renoncement à l’idéal permet de faire l’expérience de ses propres capacités, et d’accéder au plaisir de réussir. « Je ne suis toujours pas quelqu’un d’extraordinaire, mais j’ai pu faire différemment, j’ai découvert tel comportement nouveau, j’ai pu accéder à un fonctionnement différent. » Moins tendue vers l’Idéal, avec ce que cela suppose de déception, de frustration, de sentiment de culpabilité ou de honte, la personne peut laisser plus de place à la joie, à la spontanéité.
Je ne vais pas vous raconter tout le déroulement d’une cure, Marie-Elisabeth le fera mieux que moi, mais juste vous partager la fin de cure de deux patientes.
Pour Danièle, le changement essentiel consiste en l’ouverture à sa partie intuitive et créatrice. Elle qui auparavant avait besoin de tout gérer, de tout contrôler, qui traversait sa vie comme un « bon petit soldat », est dorénavant moins crispée, moins cramponnée à ce qui « devrait » se passer, à ce que les autres « devraient » faire, etc… elle est beaucoup plus ouverte et accessible, à la fois aux autres et aux opportunités de la vie, et fait l’expérience de belles synchronicités.
Quant à Aurore, le mot qui revient souvent dans ses séances, c’est « acceptation ». Elle qui est arrivée débordée par un infantile envahissant dont elle aurait bien voulu se débarrasser, tout comme sa mère aurait bien voulu faire passer cette enfant dont elle ne voulait pas, elle est désormais réconciliée avec sa petite fille intérieure, elle accepte d’avoir eu cette enfance-là, ces parents-là, d’être encore parfois rattrapée par cette enfant souffrante qu’elle accepte maintenant d’accueillir. Elle accepte la solitude, qu’elle refusait absolument auparavant, et ayant moins peur de perdre des relations elle devient plus apte à se protéger et à s’affirmer.
Elle dit elle-même qu’elle n’a pas trouvé dans ce travail mené ensemble ce qu’elle en espérait, mais que finalement c’est bien aussi.
Chacune d’entre elles est sortie de la fixation à l’autre (père, mère, conjoint) et a pu se réinvestir narcissiquement.
On peut donc bien comparer l’analyse à un parcours initiatique, menant à une transformation profonde de soi.
Du côté de la thérapeute, il y a également tout un travail d’acceptation à opérer. Accepter de laisser partir, et que tout ne soit pas parfait.
La relation thérapeutique suppose une telle fusion qu’il semble difficile de réussir à y mettre un terme, d’envisager une séparation. Le transfert, condition de l’analyse, devient aussi le principal obstacle à son terme. On a beaucoup parlé des analyses interminables par impossibilité de la dissolution du transfert, des réactions thérapeutiques négatives qui enlisent la relation dans un procès éternel. Le rêve éveillé, instauré comme tiers séparateur dès le départ, favorise ce mouvement de défusion, nécessaire pour pouvoir se quitter sans heurts, de manière apaisée.
La fin de la cure ne signifiera pas pour autant la fin du travail psychique. Celui-ci, qui a parfois débuté avant le commencement de l’analyse, va la plupart du temps continuer par la suite, par une auto-analyse, par des tranches ultérieures, ou tout simplement par une meilleure écoute de soi, de ses rêves, de ses intuitions.
Cette aspiration à la complétude, si elle se révèle souvent un piège tendu par l’idéal, est aussi, une fois rendue à de plus justes proportions, un moteur puissant sur le chemin de la réalisation de soi, une réserve de libido, un accès à la sublimation, à une plus grande créativité.
Le Graal n’est donc pas atteint. Mais la quête, elle, peut continuer.
Je vous remercie.